La publicité pour la littérature
Les fonds des éditeurs, comme ceux que conserve l’IMEC, recèlent de nombreux documents : les manuscrits reçus, travaillés, argumentés, présentés, rejetés, traces d’un travail littéraire devenu invisible sur les pages d’un livre publié ; des dossiers administratifs, riches de comptes rendus d’assemblée générale, factures, notes commerciales, qui rappellent que ces maisons sont aussi des structures économiques au cœur d’une industrie culturelle.
À ces données qui témoignent des habitus du monde des lettres et des pratiques du commerce de la littérature s’ajoute tout le matériel publicitaire : supports de communication éphémères pour la plupart même si l’on peut citer, parmi ses productions durables, les célèbres affiches de Chéret pour les romans de Zola, les annonces de presse pour la « Bibliothèque de la Pléiade » ou la collection Folio, restées dans les mémoires. Ces dispositifs inventés par la modernité littéraire (prospectus, bulletins d’information, marque-pages, bandes promotionnelles, newsletters, prières d’insérer…), et qui l’ont façonnée en retour, relèvent de stratégies éditoriales qui ont structuré l’histoire du livre. Comprendre leur fonctionnement est essentiel pour saisir l’évolution des pratiques culturelles des XIXe, XXe et XXIe siècles.
Le romantisme, qui a célébré le « sacre de l’écrivain », s’est aussi volontiers employé à effacer le processus de publicité au profit d’une image de l’auteur s’adressant à « son » lecteur, avec lequel il noue une relation intime et singulière, par le seul truchement de son œuvre. Ce scénario auctorial occulte les processus économiques et industriels qui n’en jalonnent pas moins le parcours des œuvres et contribuent aussi bien à leur succès qu’à leur pérennité. Avant d’arriver jusqu’à celui qui le lira, le texte a bien fait l’objet de tractations diverses, de fabrications et de mises en montre. En entrant dans l’espace public le livre devient un « produit » calibré et formaté par les acteurs de la chaîne du livre ; quant à sa valeur – entendons sa valeur marchande – elle n’est pas exclusivement redevable au talent de l’auteur.
Publier c’est donc nécessairement en passer par les « négociants de la pensée » que sont les éditeurs, selon la formule d’Elias Regnault (1841). Au sein même de la structure éditoriale, les tenants de l’élaboration intellectuelle du texte (l’auteur, mais aussi l’éditeur) doivent défendre leurs orientations auprès d’une équipe commerciale chargée de la mise en vente du livre. À ce titre, les argumentaires commerciaux témoignent des tractations multiples entre le discours littéraire, d’une part, et commercial de l’autre. Certes, il s’agit d’abord d’informer les vendeurs en explicitant le projet d’écriture, en donnant les mots-clés de la fiction et en indiquant le profil de l’auteur, mais il est aussi essentiel de choisir les modalités spécifiques de diffusion (lieux, prix, public-cible). C’est dans cette relation d’interdépendance que le texte littéraire devient un produit estampillé au sceau du marketing.
Dès l’époque romantique la connivence entre l’édition et la publicité, conséquence de l’essor parallèle de la presse et du livre qui tous deux ont recours à de nouvelles techniques promotionnelles, a donné lieu à des débats sur les relations modernes de l’écrivain avec les puissances financières qui lui imposent leurs normes commerciales. Le développement des techniques de promotion est amplifié par la presse qui se développe dans le même temps et devient l’un des moteurs essentiels de la publicité. La littérature s’y trouve exposée comme n’importe quel produit du commerce, ce que ne manque pas de noter Balzac, observateur vigilant de la marchandisation de la scène littéraire, dans la préface à la première édition d’Une fille d’Ève (1839) :
La pièce de théâtre, qu’au rez-de-chaussée du journal le feuilleton littéraire prétend détestable, est vantée au premier étage dans les Faits-Paris, comme attirant le monde entier. Pour trente francs un auteur peut contredire son critique, à la quatrième page du journal, au-dessus de la Moutarde blanche ou des Biberons Darbo. Le caissier a reçu le prix d’une annonce et le feuilletoniste le prix de son opinion. L’un solde l’autre. |
L’homme de lettres ironise ou se cabre devant cette emprise de la publicité sur sa personne comme sur son œuvre. Une mythologie romantique de l’écriture ne peut tolérer pareille collusion entre création poétique et discours publicitaire, quand la valeur d’une œuvre est censée reposer intégralement sur ses qualités littéraires.
À peine formé, le hiatus entre littérature et publicité s’est rapidement creusé. Les dissensions, qui vont évoluer en fonction des supports mêmes de la publicité (cinéma, télévision, médias), restent vives tout au long du XXe siècle, comme le prouvent les positions virulentes de l’éditeur Georges Crès en 1924 (avant même son rachat par les Messageries Hachette), ou encore la place qu’occupe le sujet, au tournant des années 1980, dans Les Nouvelles littéraires et Livres-Hebdo, montrant incidemment que le monde du livre, représenté par des structures aussi différentes qu’Hachette, Minuit, Gallimard ou Stock, reste divisé sur la question.
À cet égard, l’expression « chaîne du livre » révèle à elle seule les deux grandes orientations, pour ne pas dire les deux postures épistémiques, distinctes mais interdépendantes, qui structurent la promotion de la littérature. Dans son acception économique, le processus de production et de commercialisation du livre s’élabore de manière séquentielle, enchaînant les étapes au sein desquelles les différents acteurs (l’auteur, l’agent, l’éditeur et ses collaborateurs – graphiste, maquettiste, traducteur… – l’imprimeur, le diffuseur, le distributeur, le libraire, le critique, etc.) participent, chacun à son échelle, à la promotion du texte devenu livre. Dans son acception militante, en revanche, le livre n’est plus considéré comme un produit, mais comme une œuvre de l’esprit. Le rôle des acteurs, chargés ici de défendre le livre, est la médiation de la littérature entendue comme une vocation désintéressée, se démarquant d’une logique commerciale. En réalité, « posture vocationnelle » et « posture professionnelle » (Nathalie Heinich, L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005), s’opposent tout autant qu’elles se combinent, offrant un spectre très large de problématiques. De Radiguet à Houellebecq et de Bernard Grasset à la plateforme numérique MyBoox (Hachette Livre), la promotion marchande de la littérature n’a cessé d’accroître son empire sur la création littéraire au prix d’une évolution considérable du concept même de littérature.
B.D. & F.G.