Les marques éditrices et la bibliophilie commerciale
Parallèlement aux albums de prestige, les éditions commerciales se multiplient qui aiment à offrir à leur meilleure clientèle des rééditions de grands classiques, mais également des inédits d’auteurs en vogue. C’est ainsi que la publicité signée de grands noms de la littérature n’a parfois eu de publicitaire que son circuit éditorial.
Le Voyageur et l’amour de Paul Morand fut édité de la sorte par la Grande Maison de Blanc, vénérable magasin de la place de l’Opéra qui souhaitait offrir à sa meilleure clientèle ce "conte dialogué inédit" sans aucun rapport avec le linge de maison. Les laboratoires pharmaceutiques, tout particulièrement, se firent une spécialité de cette formule, moyennant des stratégies éditoriales variées. Le Laboratoire Chanterau (Innothéra) réédite les œuvres du patrimoine littéraire, en grands formats illustrés de jolies compositions, avec couvertures rempliées. L’officine Martinet joue la carte de l’"édition originale" d’auteurs en vogue, en confiant à Robert Lang, éditeur-conseil en publicité, une collection qui par son visuel de couverture, son format et son absence d’illustrations, ressemble à s’y méprendre aux ouvrages de n’importe quelle autre collection littéraire de l’époque. Roland Dorgelès (Chez les beautés aux dents limées, 1930), l’académicien Louis Barthou (Promenades autour de ma vie, 1933), sans oublier Paul Valéry ("L’idée fixe" ou Deux hommes à la mer, 1932), figurent au catalogue. Les laboratoires de l’Hépatrol déclinent leur collection "Cinq" en séries à plusieurs mains ("Cinq histoires de France", "Cinq histoires d’Outre-Mer", "Cinq plaisirs de l’homme cultivé", etc.) tandis que l’officine de la Passiflorine, se lance dans une collection de pastiches sur le thème des "Maux historiques".
Ces "éditions hors commerce, réservée à MM. Les Membres du corps médical", à tirages limités, cherchent à faire vibrer la corde, alors fort sensible chez les médecins, de la bibliophilie. Les Laboratoires Deglaude vont même jusqu’à adopter la formule des tirages de tête, ce qui leur permet d’attribuer les grands papiers sur concours. La littérature se voit ainsi transformée en cadeau publicitaire, selon un principe qui vise à rentabiliser sa valeur de gratuité. Susceptibles de fidéliser une clientèle de prescripteurs en même temps qu’un lectorat ces éditions amphibies satisfont aux exigences des commanditaires auxquels elles assurent un gain de renommée, tandis qu’elles s’apparentent pour les auteurs, qui n’hésitent pas à les rééditer rapidement dans le circuit de l’édition littéraire, à une prépublication rémunératrice en circuit fermé, variante de la pratique alors très en vogue des "bonnes feuilles", censées assurer la promotion d’un livre sur le point de paraître.
M.B.