Les écrivains publicitaires

Le temps lui-même regarde l'heure à la montre Universal
Après les innombrables contributions, majoritairement anonymes au XIXe siècle, de la littérature à l'éloquence commerciale, la collaboration des écrivains s'impose au grand jour. La « publicité » fait son entrée à l'exposition des Arts décoratifs de 1925 et triomphe en 1937 à l'Exposition internationale de Paris. Celle que Jules Arren baptise dès avant-guerre « Sa Majesté la Publicité » se désolidarise des excès du puff et du charlatanisme qui ont terni la réputation de la réclame. Soucieuse de moraliser et de rationaliser ses pratiques, la "Publicité, déesse actuelle sur qui le commerce repose", titre du Miroir du Monde dans son numéro du 21 mars 1936, entend s’élever à la hauteur de la littérature en s'adjoignant la caution des écrivains.
 
Les lecteurs de L’Illustration découvrent leurs grands auteurs sous un jour singulier : Jules Claretie arborant, fiché sur l’oreille, un porte-plume réservoir Onoto "qui se remplit automatiquement sans compte-gouttes en 3 secondes", Jean Carol rimant en pleine guerre pour les montres suisses Zénith. À 60 ans passés, Judith Gautier réalise pour la confiserie de luxe "À la marquise de Sévigné" un recueil de lettres à la manière de celle qui inspira l’enseigne de la fameuse maison de douceurs. Les automobiles Delaunay-Belleville recueillent les poèmes autographes de Jean Richepin, de Willy, de Franc-Nohain qui signe une "Marseillaise de l’auto" tandis qu’Edmond Rostand rime sur un "Vulcain chauffeur" s’adressant aux dieux avec la verve d’un Christian plus que d’un Cyrano : "Lorsqu’en ce char on grimpe / Sur ses larges coussins bien plus que sur l’Olympe / On se sent tout à coup maîtres de l’Univers !" Jeune romancier prometteur de l’écurie Gallimard, André Beucler lance la collection "Les Rois du jour", destinée à associer un texte d’auteur à une grande entreprise emblématique dans son secteur d’activité. C’est ainsi que parut Le Printemps de Mac Orlan, Wagons-lits par Joseph Kessel, La Flèche d’Orient par Paul Morand pour Gnome et Rhône.
Pareille contribution de la culture lettrée au langage commercial devient un thème d’actualité et fait doublement dilemme. "Un écrivain s’amoindrit-il en signant de son nom un texte de publicité ?" ; "Ne seriez-vous pas disposé à accueillir pour la propagande commerciale la collaboration d’écrivains ?", interroge Paul Reboux dans la grande enquête qu’il lance en 1927 pour Paris-Soir. Parmi les "gendelettres", la polémique oppose les écrivains soucieux de prendre le train de la médiatisation des œuvres d’art aux défenseurs des Belles-Lettres atterrés par cet indécent déploiement de "littérature appliquée", selon l’étiquette lancée par Cendrars. Les premiers professionnels de la publicité (Octave-Jacques Gérin, Étienne Damour) sont divisés, quant à eux, entre les partisans d’une publicité-art et ceux d’une publicité "rationnelle", où l’efficacité du but prime sur "le beau langage". Les raisons qui ont pu pousser les écrivains à répondre aux sollicitations du commerce et de l’industrie, et parfois même à les devancer, sont en réalité très diverses : opportunités de réseaux, expérience ludique, moyen de publier à moindre frais, souci de faire circuler son nom, goût de l’écriture de commande… Si nombre d’entre eux y ont trouvé un moyen "d’assurer la matérielle", selon l’expression de Pierre Benoit, on ne saurait cependant surestimer les revenus de ce qui n’a été que pour quelques-uns, comme Paul Reboux qui compte à son actif plusieurs centaines de commandes publicitaires en tous genres, un véritable "second métier", tandis qu’il est souvent resté occasionnel pour d’autres. La rémunération de ces petits travaux publicitaires était au demeurant très variable. Angelo Mariani s’acquit les attestations de sa kyrielle de grands hommes contre quelques caisses de son vin fameux : toutes les célébrités de la IIIe république se sont ainsi gratuitement requinquées au Bordeaux à la cocaïne ! Si Colette touche la confortable somme de 7 000 F (soit près de 4 000 €) pour un publi-reportage, dirait-on aujourd’hui, de quelques pages pour la maison Chauvenet de Nuit-Saint-Georges, à la même époque, l’agence Dam ne verse au jeune Anouilh qu’un salaire mensuel de 3 000 F (1 672 €) pour un travail à plein temps.
Dans la société du "tout communication" où la publicité n'est plus seulement un outil du commerce mais insuffle une dynamique culturelle avec ses pratiques, ses modèles identitaires et ses structures sémiotiques, le grand écrivain, son image, son nom et son langage font-ils encore vendre ? Les temps sont loin où Desnos, auteur de slogans radiophoniques, se vantait malicieusement d'être le "poète le plus écouté d'Europe", où l'on pouvait voir Cocteau ou Marcel Achard poser dans Paris Match pour les téléviseurs Ribet-Desjardins. Ils ne passeront pas de l'autre côté de l'écran. Le récent concept de "dépublicitarisation" (Karine Berthelot-Guiet, Caroline de Monteti) pourrait cependant engager une "relittérarisation" de la publicité. Au début du XXIe siècle, le couple littérature / publicité regagne subrepticement du terrain. L'Art d'éviter la rupture, signé David Foenkinos, est inséré dans un livre à double fond contenant trois capsules de café Nespresso ; Tahar Ben Jelloun se prête à l'ancien jeu de la "publicité à attestations" pour la chaîne Sofitel, lors de l'opération "Escales littéraires" (2009), la marque de lingerie RougeGorge imprime en 2013 Les Nouvelles audacieuses de Nicolas Rey pour le lancement de sa collection… Se pourrait-il qu'aujourd'hui, le brand content et la communication des marques redonnent droit de cité aux écrivains ?

M.B.

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